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28 octobre 2016

Entretien avec Elisabeth Mekougou Obama, activiste des droits humains
Elisabeth Mekougou Obama est formatrice en genre et développement à l’IPD-AC (Institut panafricain pour le développement – Afrique centrale), consultante et activiste des droits humains au Cameroun. Elle a également travaillé comme chargée de programme à Caritas Douala, œuvre sociale de l’Église catholique.

Quels sont les enjeux prioritaires concernant le droit à la terre au Cameroun ?
Le premier enjeu concerne la réforme foncière. Le projet du Ministère du cadastre et des affaires foncières veut davantage de terres pour les investisseurs. Cela aura des répercussions terribles sur l’accès des paysans et des citoyens modestes à la terre ! Aujourd’hui déjà, l’État arrache de vastes étendues aux paysans, parfois sans leur proposer d’alternative. Des chantiers de construction de barrages et d’autoroutes sont stoppés par des riverains qui ont été expropriés sans indemnisation.
Selon le droit actuel 1, l’État n’est que gardien de la terre, il n’en est pas le propriétaire. Cette disposition peut être invoquée contre les accaparements. Hélas, on observe aujourd’hui des ventes de terres illégales, qui se font avec la complicité des autorités administratives, voire de certains chefs traditionnels véreux.
Face à cette menace, des communautés villageoises ont effectué des démarches pour obtenir un titre foncier collectif avec le soutien du Réseau national des habitants du Cameroun. Comme elles n’ont pas de statut juridique, elles ont dû déléguer des représentants. Une fois le titre délivré, les parcelles sont réparties entre les familles.
La réforme foncière doit se faire avec les paysans et la société civile. Le principal défi consistera à trouver un équilibre entre les droits coutumiers, issus de la tradition, et les textes de loi. Il faut absolument prendre en compte les aspects positifs des droits coutumiers, qui garantissent un certain contrôle des communautés paysannes sur leurs terres.
Un autre enjeu concerne les droits fonciers des femmes. Quelles difficultés rencontrent-elles ?
La loi camerounaise ne discrimine pas les femmes. Le problème est dû aux constructions socioculturelles ancrées dans nos pratiques. Comme les femmes, à leur mariage, partent vivre dans la famille de leur mari, on leur dénie tout droit à la terre dans leur communauté d’origine. Je connais par exemple le cas d’une femme dont le père avait été soldat dans l’armée française et possédait des centaines d’hectares. Mais son frère refuse de lui donner des terres, si bien qu’elle est obligée d’en louer ! Le problème ne réside pas dans l’accès à la terre, puisque ce sont le plus souvent les femmes qui cultivent, mais dans le droit d’en disposer.
Il faut faire un travail de plaidoyer auprès des chefferies traditionnelles pour les inciter à intervenir auprès des chefs de familles. Auparavant, on arrivait sur le terrain et on condamnait les pratiques coutumières ; les villageois pensaient qu’on voulait leur imposer le « système des blancs ». L’approche a changé. Aujourd’hui, on mène des séances de diagnostic participatives et les communautés font ressortir elles-mêmes le nœud du problème.

La coopération au développement soutient-elle les mobilisations pour le droit à la terre ?
Au Cameroun, il n’y a pas de partenariats sur la question des terres. En revanche, des acteurs de poids tels que la Banque mondiale et la Coopération chinoise appuient la réforme foncière dans un sens totalement contraire aux intérêts des paysans !

introduction : Et si l’être humain appartenait à la terre ?
Le rapport des êtres humains à la terre cristallise un grand nombre d’enjeux déterminants pour l’organisation de la société. Le mode de production de la nourriture, la place des paysan-ne-s, les équilibres écologiques ou encore la transmission des biens économiques et des valeurs culturelles, sont étroitement liés à la manière dont le rapport à la terre est vécu, pensé et codifié dans des lois écrites ou non écrites. Dans cette perspective, la terre n’est pas qu’une ressource à exploiter ; elle est un lieu où se jouent les rapports des êtres humains entre eux et avec la nature, avec les questions de la naissance, de la transmission et de la transcendance. En un sens, l’être humain appartient donc au moins autant à la terre que cette dernière ne peut lui appartenir.
En Afrique subsaharienne, la terre est au centre d’importants rapports de forces politiques, économiques et sociaux. Dans la plupart des pays, deux régimes régissant l’accès à la terre coexistent avec plus ou moins d’interactions et de conflits : les textes légaux (le « droit positif ») et les règles non écrites (les « droits coutumiers »). Dans ce chapitre, il s’agit donc d’abord de tenter de décrire les conceptions qui fondent ces deux systèmes ainsi que les dynamiques qui les traversent, pour ensuite illustrer, dans ses grandes lignes, le phénomène de l’accaparement des terres, enjeu majeur du contexte africain actuel.

1. Les droits coutumiers, entre traditions et adaptations
Dans la plupart des sociétés rurales africaines, la terre est considérée comme sacrée et n’a pas de valeur marchande. Elle est la matrice où le cycle de la vie s’accomplit; elle met les êtres humains en rapport avec les forces de la nature, avec les ancêtres et – à travers ces derniers – avec Dieu ou les dieux.
Le rapport à la terre est donc pris d’emblée dans une transcendance, qui se traduit par un régime de don et de devoirs (p.ex. obligation de fouler la terre avec douceur, rites liés à la fertilité, sacrifices, etc). De nombreuses traditions à travers le monde conçoivent la terre comme un cadeau divin. Les êtres humains ne peuvent en être que les maîtres passagers et sont liés à elle par une relation d’interdépendance : ils ont besoin de la terre pour se nourrir, tandis qu’elle a besoin d’eux pour fructifier.
A l’échelle humaine, la terre appartient d’abord aux ancêtres. En tant que premiers occupants, ils sont les gardiens de cette source de vie sans cesse renouvelée qu’est la terre. Les vivants leur sont redevables, et ce devoir se prolonge pour les lier également à leurs descendants.
Les terres acquises par les premiers occupants d’une terre en vertu du « droit de hache » ou du « droit de feu » (qui illustrent le défrichage d’une parcelle) se transmettent de génération en génération. Elles garantissent l’attache d’une famille, d’un clan, à une communauté, à un terroir. La terre ne se vend pas : nul n’a le pouvoir d’accomplir un acte qui engagerait non seulement l’ensemble de la communauté, mais aussi ses ancêtres — qui y sont enterrés — et ses descendants.
Le terme de « propriétaire », lorsqu’il est employé dans un contexte rural africain, ne peut le plus souvent pas être entendu dans les termes de la propriété privée capitaliste. Les systèmes coutumiers comportent un étagement ou un enchevêtrement de droits, où il faut distinguer notamment droits d’accès, droits de culture et droit de transmission. Les usages de la terre sont multiples et font l’objet de droits modulés en fonction de leur caractère durable ou provisoire, collectif ou individuel. L’accès à un point d’eau, la cueillette des fruits et des herbes médicinales, la culture de plantes annuelles ou d’essences pérennes (caféiers, cacaotiers, hévéas, etc.) et le pâturage du bétail sur les restes des récoltes sont régis selon des règles distinctes et laissent la place à plusieurs usagers sur une même terre.
Les descendants des premiers cultivateurs jouissent de droits pérennes sur leurs terres ; ils peuvent les transmettre à leur descendance mais ne sont pas habilités à les arracher au patrimoine de la famille et de la communauté. Des personnes installées ultérieurement dans le village ou extérieures à la communauté peuvent aussi obtenir de tels droits sur une parcelle, pour autant qu’il reste des terres disponibles et que le chef des terres – en général le chef de village – donne son accord. Les villageois qui n’ont pas (assez) de terres peuvent solliciter un droit de culture sur les terres d’un tiers. Ils obtiennent ainsi l’autorisation de cultiver des plantes annuelles, souvent en échange d’une partie symbolique de leur récolte (rente foncière), mais pas des arbres ni des cultures pérennes.
Au sein d’une lignée, c’est le chef de la famille élargie — en général le frère aîné — qui gère les terres. Il les répartit le plus souvent entre les différents ménages, exception faite du champ collectif. Hormis dans certaines sociétés (cf. encadré p. 13), les femmes doivent passer par leur mari pour obtenir leur propre parcelle.
Le chef de famille est dépositaire, davantage que propriétaire, des terres de la lignée. Il en va de même, à son niveau, du chef de village. Celui-ci est chargé de régler l’attribution des terres de brousse vacantes ou en déshérence et d’arbitrer les conflits fonciers entre les membres de la communauté. Dans la plupart des cas, les chefs traditionnels parviennent à les résoudre par la conciliation. Mais il arrive que ces conflits prennent une tournure violente, en particulier dans des contextes de forte pression foncière ou de litiges entre agriculteurs et éleveurs.
Il faut préciser que les droits coutumiers ne sont pas figés, ni homogènes. Quoique attachés à la transmission de certaines valeurs, ils sont sensibles aux influences des changements économiques, politiques et sociétaux. La description qui en est faite ci-dessus ne peut donc être qu’une simplification ; elle gomme les évolutions qui les ont modelés au cours du temps ainsi que leur caractère multiforme traduisant des différences culturelles. Le système de transmission des terres au sein du lignage a par exemple subi de profonds changements, liés à l’évolution des modes de vie. Les inégalités d’accès à la terre varient aussi selon les époques et les contextes culturels. Dans certaines sociétés, comme les Peuls ou les Soninké au Sénégal, seuls les membres d’une caste ou d’un clan avaient des droits pérennes sur la terre, les autres devant se rabattre sur des modalités d’usage impliquant une relation d’inféodation, telles que le métayage et la rente foncière. Cette hiérarchisation s’est sensiblement estompée, même s’il subsiste parfois d’importantes inégalités entre descendants des différentes catégories sociales. En outre, certains peuples autochtones, en particulier de tradition nomade, demeurent privés de la maîtrise de la terre, comme les Pygmées au Cameroun ou les Batwa au Burundi.
On note également une tendance à l’individualisation croissante des droits sur la terre, qui s’accompagne parfois de l’émergence de marchés fonciers. Malgré l’interdit frappant l’aliénation des terres, les ventes sont de plus en plus fréquentes. Déjà courantes en milieu urbain, où la spéculation a porté le prix des terrains dans certaines capitales africaines à des niveaux comparables à celui des villes européennes, ces transactions s’étendent parfois aux zones rurales. C’est notamment le cas au Burundi et au Rwanda, où les terres sont rares.
Par contre, le terme de « vente » n’est pas toujours entendu comme une cession définitive. Il désigne parfois une mise en gage, le vendeur pouvant récupérer sa terre s’il rembourse ; il arrive aussi que l’objet de la vente soit un simple droit de culture non transmissible, la terre revenant au vendeur et à ses descendants au décès de l’acheteur ; dans d’autres cas, la vente est assortie de contreparties sociales et peut donc être annulée si ces engagements ne sont pas respectés. Même lors de ventes au sens strict du terme, les populations affectées n’y voient souvent qu’une situation transitoire et tentent de faire valoir ultérieurement des droits ancestraux.
Le caractère souvent inofficiel, voire illégal, de ces transactions, de même que le flou régnant sur leur nature réelle, sont source d’importants conflits 2. Mais ils montrent aussi la résilience des droits fonciers face aux influences et aux menaces extérieures : l’esprit de ces lois non écrites parvient souvent à se maintenir en empruntant de nouvelles formes.
• Alden Wily, Liz (et al.), La tenure foncière coutumière dans un monde moderne. Les droits aux ressources en crise : état des lieux de la tenure coutumière en Afrique, Rights and resources (RRI), Washington, D.C., 2012.
• Madjarian, Grégoire, L’invention de la propriété. De la terre sacrée à la société marchande, L’Harmattan, Paris, 1991.
• Ouedraogo Hubert, « De la connaissance à la reconnaissance des droits fonciers africains endogènes », Etudes rurales 1/2011 (n°187) , p.79-93.
• Polack, Emily ; Fletchsner, Diana et Djire, Moussa, Élaborer des outils fonciers équitables en termes de genre en Afrique de l’Ouest, IIED, Londres, 2014
• Réseau national des femmes rurales du Sénégal, Femmes rurales et transmission du foncier. Atelier international Femmes et foncier, Thiès, 2003.

2. Le droit « positif », un papillon resté chenille
En Afrique, les textes légaux datent souvent du début des indépendances et tentent, moyennant des équilibres variables, d’articuler les bouleversements institutionnels et sociaux issus de la colonisation, et les principes propres aux sociétés africaines qui, tout en évoluant, n’ont cessé de régir l’organisation des communautés. Mais dans les faits, quarante à cinquante ans après l’entrée en vigueur de ces lois, on constate que le droit coutumier résiste bien souvent à son absorption dans le « droit positif ».
Le degré d’application très inégal, mais souvent faible, des lois foncières en Afrique subsaharienne en est une illustration. Les législations postcoloniales ont généralement transféré à l’État le pouvoir de réguler l’accès à la terre que la loi non écrite conférait jusqu’alors aux chefs coutumiers. La majeure partie des terres de brousse ont alors été versées au « domaine national », l’octroi de droits d’usage ou de propriété devenant une tâche exclusive de l’État. Au Sénégal, où le processus de décentralisation est avancé, l’État a, dès 1996, transféré progressivement aux communes la compétence d’attribuer les terres du domaine national ; les bénéficiaires d’un tel acte n’ont qu’un droit d’usage sur la terre – et même une obligation de mise en valeur, sous peine d’en être dessaisis – et non pas de cession ni d’aliénation. Comme dans de nombreux autres pays d’Afrique, la loi sénégalaise place les hommes et les femmes sur un pied d’égalité dans l’attribution des terres.
Dans les faits, la majorité des terres en zone rurale restent régies par les droits coutumiers ; les familles et les individus qui les mettent en valeur le font sans disposer d’acte officiel. Les droits des femmes sont restés généralement théoriques et ne se sont pas concrétisés sur le terrain.
Plusieurs facteurs peuvent être avancés pour expliquer la gestation avortée des législations foncières postcoloniales. Premièrement, la procédure permettant d’accéder à l’enregistrement d’un droit foncier est souvent longue et coûteuse, donc inaccessible à la plupart des villageois. Deuxièmement, elle s’accorde souvent mal avec les logiques locales de gestion de l’espace et des ressources : dans des zones rurales où la délimitation des terres se fait selon des repères naturels (par exemple les arbres), et où plusieurs droits peuvent se superposer sur une même terre, l’établissement d’un cadastre est source de conflits.
Troisièmement, l’enregistrement des droits est basé sur une logique individuelle qui n’intègre pas, ou pas assez, les rapports sociaux et les mécanismes de contrôle collectif. Ainsi, les lois foncières de nombreux pays ne permettent pas d’attribuer une terre à un groupe de personnes (par exemple une famille). Les dépositaires des droits (les chefs de famille) sont peu enclins à faire immatriculer leurs terres, et les femmes encore plus réticentes à revendiquer leurs droits, en raison des jalousies et des conflits qui pourraient naître au sein de la famille ou du village.
Il arrive cependant que les paysan-ne-s parviennent à régulariser leurs droits fonciers en s’associant sous forme de groupements dotés de la personnalité juridique. Dans la Vallée du Fleuve Sénégal par exemple, où l’agriculture irriguée est encadrée par la Société nationale d’aménagement et d’exploitation des terres du delta (SAED), les producteurs sont constitués en groupements d’intérêts économiques qui leur permettent d’obtenir une affectation de terres et un accès facilité au crédit.

3. Le fléau de l’accaparement des terres
Les conflits fonciers tendent à se multiplier et à s’intensifier en Afrique sous l’effet de ce que l’on appelle « l’accaparement des terres ». Les accapareurs sont des acteurs nationaux ou étrangers qui s’arrogent, avec le concours ou la complicité des autorités étatiques et/ ou coutumières, des droits excessifs sur les terres aux dépens des populations locales. L’accaparement des terres comprend généralement une double dimension : extensive, car la superficie des parcelles accaparées est démesurée, et intensive, en raison du mode d’appropriation et d’exploitation de ces terres qui exclut tout autre usage, et tout autre usager. Qu’il s’agisse d’extraction minière, d’exploitation forestière, d’agriculture intensive ou même de pure spéculation financière, la terre est désormais soustraite à l’usage, et bien souvent à l’accès, de la communauté, ceci avec ou sans indemnisation.
L’accaparement des terres n’est pas un phénomène nouveau. Pendant et après la colonisation, de vastes superficies agricoles ont été soustraites aux communautés et affectées à des cultures d’exportation : café, cacao, coton, arachide, etc. Ces filières, souvent contrôlées par l’État au début des indépendances, ont été pour la plupart privatisées sous la pression des institutions de Bretton Woods (FMI, Banque Mondiale).
Toutefois, l’accaparement des terres prend de nos jours une ampleur inédite au niveau mondial et l’Afrique se révèle particulièrement touchée parce qu’elle offre des « avantages comparatifs » en termes de coût de la terre et de la main d’œuvre. Le portail Land Matrix évalue à 203 millions d’hectares (dont 71 mio ayant fait l’objet de contrats signés) les surfaces négociées entre 2000 et 2010 3. Le phénomène est cependant difficile à chiffrer au vu de l’opacité de ces transactions foncières, mais aussi de la résistance des populations et de la société civile, qui obligent parfois les investisseurs à abandonner ou à redimensionner leur projet.
Plusieurs facteurs expliquent l’aggravation de la pression actuelle sur les terres cultivables :
— l’essor des agrocarburants, présentés comme une alternative au pétrole, largement subventionnés par l’Union européenne et encouragés par les politiques publiques de certains États africains 4 ;
— la demande galopante d’aliments pour le bétail (en particulier pour l’élevage intensif) ;
— le développement de l’agriculture d’exportation (fruits et légumes notamment) ;
— la compétition mondiale pour les matières premières agricoles, qui sont devenues un enjeu géostratégique ;
— la spéculation sur les denrées alimentaires et sur les terres ;
— l’urbanisation et le développement du tourisme.
Les principaux acteurs de l’accaparement sont des multinationales, des consortiums réunissant hommes d’affaire nationaux et investisseurs étrangers ainsi que des agences liées aux bailleurs de fonds (Banque mondiale, coopération au développement des États-unis, etc). Des États se sont aussi lancés dans la course, en acquérant directement (Chine, Arabie Saoudite, Libye) ou indirectement, d’immenses superficies afin d’assurer leurs importations de matières premières.
Ces investisseurs profitent du fait que les terres villageoises régies par la coutume ne sont pas suffisamment protégées par les États. Ils recourent bien souvent à la corruption pour s’adjoindre les faveurs des autorités politiques, administratives voire coutumières. De leur côté, les États peuvent si besoin recourir à des expropriations sous couvert d’intérêt public.
Le plus souvent, les populations ne sont pas consultées mais tout juste informées lorsque l’affaire est déjà conclue. « Cela se passe comme du temps de la colonisation : les gens sont mis devant le fait accompli, dénonce Patrice Bigombe Logo, directeur du Centre de recherche et d’action pour le développement durable en Afrique centrale. La loi camerounaise prévoit l’existence d’un comité foncier consultatif, dans lequel sont intégrés les chefs de village. Mais ce texte n’est pas appliqué. »
L’accaparement des terres va souvent de pair avec une surexploitation des ressources en eau, d’autant plus problématique dans des régions arides comme le Sahel. Les activités minières et de monoculture nécessitent en effet un recours massif à l’irrigation. Un cas emblématique est celui de la société libyenne Malibya qui, du temps de l’ancien chef d’État Mouammar Kadhafi, a conclu un bail de cinquante ans avec l’État malien portant sur 100 000 hectares de terres au bord du fleuve Niger, dans une zone gérée directement par l’État. But de l’opération : approvisionner la Libye en riz tout en économisant ses rares ressources en eau. Malibya a négocié pour ne pas avoir à payer de redevance sur l’utilisation de l’eau, alors que les petits paysans installés autour du Fleuve Niger doivent s’en acquitter 5. Un peu partout en Afrique, des mouvements paysans et de la société civile se mobilisent contre les accaparements, parfois avec l’appui d’ONG du Nord  .
L’acquisition de terres à grande échelle par des élites nationales est un phénomène considérable et trop rarement porté sur la scène publique. Des ministres, des fonctionnaires, des chefs religieux, des hommes d’affaires, parviennent à se faire attribuer des centaines voire des milliers d’hectares de terres. Parfois, ces terres ne sont même pas mises en valeur et servent uniquement à des opérations de spéculation ou à lever des fonds.
Le Burundi, deuxième État le plus densément peuplé d’Afrique, fait partie des pays les plus touchés par ce phénomène. La plupart des ménages ont des parcelles de taille inférieure à un demi-hectare, et celles-ci sont souvent morcelées. Avec la forte croissance démographique, la pression sur les terres s’accentue, générant d’importants conflits d’héritage et d’accès aux parcelles inexploitées  .
Selon le code foncier burundais, les terres non occupées font partie du domaine privé de l’État. L’attribution de ces parcelles par des agents de l’administration est fréquemment teintée de corruption et de clientélisme. « Dans les provinces où les terres sont encore moins morcelées, certains riches s’approprient d’immenses étendues de terres et laissent parfois des terrains en friche pendant plusieurs années, au moment où d’autres dans le pays crèvent de faim ou se battent à coup de machettes pour un morceau de terrain de cinq mètres sur cinq », dénonce l’Appui au développement intégral et à la solidarité sur les collines (ADISCO) dans sa publication, La Voix des Collines.
Ces transactions alimentent un marché foncier qui prend une ampleur incontrôlée. Des investisseurs locaux achètent les terres de familles paysannes qui, acculées par la pauvreté, bradent leurs terres pour payer les frais de scolarité ou de soins médicaux. Nombre de paysan-ne-s se retrouvent à devoir travailler pour ces privilégiés dans des « relations de serf à seigneur », dénonce ADISCO.
La concentration des terres aux mains d’une élite est d’autant plus préoccupante que certaines catégories de la population en sont totalement privées. Au Burundi, les Batwas, un peuple qui vivait à l’origine de chasse et de cueillette avant de se tourner vers l’agriculture, ne possèdent pas de terres et se retrouvent parfois dans des situations de servage. Il en va de même au Cameroun pour les populations pygmées, confrontées à la destruction de leurs ressources et de leur milieu de vie traditionnels par l’exploitation forestière et minière. Leurs voisins d’autres tribus les considèrent souvent comme nomades et rechignent à leur céder des terres.

4. De la terre sacrée à la marchandise ?
Les conflits qui sévissent en Afrique autour de la terre, ainsi que les mobilisations contre les accaparements, traduisent à la fois des enjeux locaux et globaux. Dans la « lutte pour les terres », il en va aussi bien du droit à l’alimentation et de la cohésion des sociétés africaines que, sur le plan mondial, du sort de la petite paysannerie, des équilibres écologiques et de la solidarité entre les peuples.
La souveraineté alimentaire est enracinée dans une conception de la terre comme bien commun, non-marchand ; les actions qui s’en réclament doivent donc en tenir compte, faute de quoi elles risquent de proposer des « solutions » techniques inapplicables ou nuisibles. Des siècles de colonialisme et d’impérialisme ne sont pas parvenus à transformer complètement les terres africaines en marchandises ; il serait dramatique que l’impérialisme économique qui se cache derrière les accaparements y parvienne.
Le plus inquiétant est que nombre d’États africains, fortement encouragés par des bailleurs de fonds, engagent des réformes foncières allant dans le sens d’une privatisation. Ils font valoir que l’octroi de titres individuels et l’émergence de marchés fonciers favoriseraient l’égalité d’accès à la terre et augmenteraient les capacités d’investissement et de production de paysan-ne-s mué-e-s en entrepreneurs.
« La privatisation risque d’organiser la dépossession des terres des paysans comme c’est le cas en Afrique Australe, en Asie, en Amérique Latine et dans tous les pays disposant d’une agriculture productiviste », écrit Abdourahmane Ndiaye, chercheur au CNRS (Centre national de la recherche scientifique) en France 8. « Cette option pour la privatisation, fondée sur la modernisation du secteur agricole, sous-entend que les détenteurs de capitaux imposent leur préférence sur les meilleurs morceaux de terres, situées dans les zones irriguées, périurbaines et à bonne pluviométrie. » Or, c’est l’agriculture familiale paysanne, et non l’agriculture intensive mécanisée, qui nourrit la grande majorité des populations et voit dans cette tâche sa mission fondamentale.
On peut donc s’étonner que certaines organisations paysannes, à l’instar du CNCR au Sénégal (Conseil national de concertation et de coopération des ruraux), soient favorables — sous certaines conditions — à un régime de titres fonciers. Le CNCR juge cette évolution nécessaire à la « transformation » de l’agriculture familiale et au développement d’autres secteurs économiques et s’oppose à la réhabilitation des systèmes coutumiers.
Pourtant, le titre foncier se fonde sur une logique de propriété exclusive qui ne rend pas compte des usages multiples de la terre et encore moins de son caractère sacré. L’introduction d’un tel système risque de déstabiliser les communautés, de multiplier les conflits sociaux (familiaux, interethniques, etc.) et de favoriser le bradage des terres.
Sur le terrain, il existe des ébauches de formes alternatives de gestion foncière, à l’intersection entre traditions précoloniales et modes d’organisation modernes. Parmi les pistes d’alternatives proposées par des organisations paysannes, on peut citer des formes de propriété collectives, permettant d’attacher un patrimoine foncier à une famille ou à une coopérative paysanne, ainsi que des mécanismes de gestion participatifs des ressources et des terres, comme les conventions locales et les contrats sociaux  . La coopération au développement devrait davantage soutenir les organisations qui œuvrent dans ce sens en s’appuyant sur des dynamiques locales.
Les systèmes coutumiers sont régulièrement critiqués, souvent à juste titre, pour les inégalités d’accès à la terre qu’ils comportent. Il est toutefois important que les évolutions souhaitées viennent d’en bas – des rapports sociaux dans les organisations paysannes, les villages et dans les familles – plutôt que d’en haut – par une consécration de la propriété privée à l’occidentale qui place théoriquement les individus sur un pied d’égalité juridique mais laisse en réalité libre cours aux rapports de force économiques. La revalorisation du statut des femmes, des jeunes et des minorités va de pair avec une lutte globale pour la reconnaissance de l’agriculture vivrière paysanne en tant que modèle le plus adapté aux enjeux alimentaires, écologiques et économiques.