Quand les consensus locaux font la loi

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2 novembre 2016

Contexte
La « sécurisation » des droits fonciers est un thème récurrent. Les systèmes coutumiers ne recourent pas à des actes écrits et sont rarement reconnus par la loi. Les droits qui en découlent ne pèsent souvent pas lourd face aux visées de notables ou d’investisseurs. En l’absence de consensus forts, des conflits peuvent éclater (entre éleveurs et agriculteurs, populations et élus locaux, indigènes et nouveaux venus ou membres d’une même famille). Certaines catégories sociales restent en outre discriminées : femmes, migrants, peuples autochtones, etc.
Ces constats poussent des États africains et des bailleurs à prôner le passage à un régime de titres fonciers individuels, supposé favoriser l’égalité et l’initiative privée. Or, il implique des procédures coûteuses et des cadastres qui ne respectent pas la multiplicité des usages ; il sape les mécanismes de contrôle social visant à maintenir un équilibre entre droits individuels et droits collectifs et favorise la concentration de terres aux mains des plus nantis 1. C’est peu dire que les populations n’en veulent pas : malgré de multiples tentatives d’introduction de la propriété privée, moins de 5% des terres d’Afrique subsaharienne sont actuellement cadastrées.
Expériences de terrain
I. Approche
Plusieurs expériences menées en Afrique de l’Ouest s’appuient sur l’élaboration collective de règles régissant les droits à la terre et aux ressources naturelles. Ces dynamiques sont décisives pour l’avenir des politiques foncières. L’histoire postcoloniale a montré que les lois qui tentent d’ôter aux communautés locales la maîtrise de leurs terres sont vouées à rester des tigres de papier.
Les rapports à la terre en Afrique sont des faits de société vécus, construits et reproduits par les individus dans le temps et dans l’espace. Il s’agit donc de les étudier de l’intérieur pour mieux les comprendre, ce qui ne peut pas se faire à partir d’outils techniques.
La première clé réside dans la recherche de consensus locaux. On n’impose pas un carcan aux populations, fût-ce sous couvert de démarches participatives « alibi ». Le consensus se construit, et le temps de son élaboration se compte en années. Il passe par les palabres sur des cas concrets de litiges fonciers, la vulgarisation des textes de loi, les animations par groupes sociaux, la sensibilisation des élus locaux et des chefs coutumiers.
La première étape consiste à documenter les usages agro-sylvo-pastoraux du terroir villageois. Les pâturages, les forêts, les mares et bas-fonds, les puits communaux, les couloirs pour le bétail, donnent tous lieu à des usages multiples. La jouissance que les êtres humains en ont peut être soumise à des règles de priorité ou à des restrictions, mais personne n’en a l’exclusivité. Dans certaines sociétés africaines, interdire l’accès aux pâturages et à l’eau est un acte d’égoïsme mal vu par la société 2 car ces ressources sont considérées comme un don de la Nature et un bien commun.
L’agriculture et l’élevage sont souvent étroitement imbriqués dans un même terroir, ce qui génère des interactions positives mais aussi des conflits. L’un des enjeux consiste à en agencer les droits dans le temps et/ ou dans l’espace.
II. Outils de sécurisation foncière
1. Les plans d’affectation
L’approche par le terroir permet de resituer la question des droits dans une relation entre l’individu, la société et la nature. Plutôt que de chercher à identifier d’abord les ayant-droit d’une parcelle, il s’agit de partir des biens communs pour en déduire les différentes formes d’usage et de droits.
Au Sénégal, la SAED (Société nationale d’aménagement et d’exploitation des terres du delta du Fleuve Sénégal et des vallées du Fleuve Sénégal et de la Falémé.) a accompagné dès 1996 la mise en place de Plans d’occupation et d’affectation des sols (POAS). Il ne s’agissait pas simplement de consulter les acteurs des terroirs sur un projet donné, mais de les préparer à élaborer eux-mêmes des règles consensuelles pour la gestion des ressources foncières. Par le passé, l’agriculture irriguée avait été développée sans tenir compte des activités pratiquées depuis belle lurette par les populations (agriculture de décrue, pêche saisonnière).

Une grande importance a été accordée à l’apprentissage mutuel entre techniciens, chercheurs, élus locaux, administration et populations. Les participants ont élaboré, à l’aide d’images satellites, une cartographie des écosystèmes, de l’occupation des sols et des infrastructures collectives. Sur cette base, ils ont débattu des choix « politiques » à inscrire dans la planification.
Cette démarche a permis dans un premier temps de prévenir l’exploitation anarchique des ressources et de mieux concilier les intérêts des éleveurs et des agriculteurs. Mais les évolutions récentes ont montré une reprise en main par l’État au détriment des réalités locales et au profit du développement de l’agriculture irriguée 3. Les POAS n’ont en outre pas permis d’éviter l’accaparement de terres dans la vallée du fleuve, où les populations ont été parfois court-circuitées par l’État ou les élus locaux.

2. Les conventions locales
Dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest, des conventions ou chartes locales règlent les usages de la terre et de ses fruits à l’échelle de villages ou de groupes de villages. Ces outils ne sont pas nouveaux, mais ils ont évolué : alors que, dans un premier temps, ils se concentraient sur la gestion des ressources naturelles, ils sont de plus en plus appliqués aux droits s’exerçant sur les champs cultivés. Dans certains pays (Burkina Faso, Mauritanie), les conventions locales sont reconnues par la loi, alors que dans d’autres (Mali), l’État en est signataire via ses représentants locaux.
Au Mali, trois communes de la région de Sikasso ont élaboré, avec l’appui de l’AMEDD (Association malienne d’éveil au développement durable) et de GERSDA (Groupe d’études et de recherche en sociologie et droit appliqué) des conventions locales régissant la gestion des terres. Ces textes, issus de processus de recherche-action, détaillent également les types de transferts fonciers possibles (p.ex. don, prêt, location, mise en gage, métayage, cession). Sans l’aval du conseil de famille, les chefs de village ne peuvent pas valider une transaction. Les populations ont décidé d’inscrire dans les conventions le principe d’une participation des femmes aux décisions des conseils de famille (toutes les femmes ou seulement l’aînée selon les modèles).

3. Les commissions domaniales
Dans certains pays, comme le Sénégal et le Niger, il existe des commissions foncières reconnues par la loi. Elles incluent des élus locaux et des chefs coutumiers et sont parfois élargies à des représentants de la société et groupes d’intérêts (femmes, jeunes, chefs religieux, éleveurs, etc.). Ces commissions ont pour prérogatives d’étudier et de préaviser les demandes d’attribution de terres. Elles n’ont qu’un rôle consultatif, mais les expériences menées au Sénégal montrent que dans les cas où la participation à ces organes est élargie, les autorités communales suivent le plus souvent leurs conclusions. Ces commissions « arrivent ainsi à réduire les risques de conflits et à renforcer la légitimité locale de la gestion foncière » 4. Au Niger, les constats sont similaires, même si les commissions foncières semblent impuissantes « dans le cas d’attributions foncières à certaines catégories de personnes, notamment les investisseurs étrangers » 5.
Enseignements
La recherche de consensus locaux renforce la démocratie locale et contribue à prévenir les conflits fonciers et la dilapidation des ressources naturelles. C’est un processus long et exigeant qui passe par l’identification des enjeux locaux, la formation parajuridique, la sensibilisation des élus locaux et le plaidoyer pour la reconnaissance des conventions locales par les représentants de l’État.

Les conventions devraient inclure un volet sur les acquisitions de terres à grande échelle par l’agrobusiness ou par des notables nationaux. Elles pourraient également favoriser des formes de droits collectifs (groupements de familles, de quartiers, etc) sur les terres peu mises en valeur.

Avant de mettre en place des outils techniques, il s’agit d’aborder de front les enjeux politiques et sociaux, y compris les « questions qui fâchent » (conflits fonciers, droits des femmes et des jeunes, pression de l’agrobusiness, articulation entre initiatives individuelles et intérêts communs, etc.)

La coopération au développement devrait renoncer à financer des outils techniques (guichets fonciers, bornage, cadastres, etc.) sans débat approfondi au sein des populations sur leurs présupposés et implications politiques et sociales. Par exemple, la Coopération suisse (DDC) a soutenu la mise en place de guichets fonciers au Burundi dans le but de « sécuriser » les droits des paysan-ne-s. Mais ce système permet la vente des terres et augure donc d’un essor des marchés fonciers, ce dont la DDC se réjouit d’ailleurs ouvertement 6. Or, au Burundi, des organisations de la société civile s’alarment du bradage de terres par des paysan-ne-s au profit de magnats locaux (cf. chapitre I, section 3).