Vers une agriculture familiale d’un nouveau genre

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Publié le :

2 novembre 2016

Contexte
Les femmes sont aujourd’hui les plus touchées par les crises alimentaire, climatique et économique. Elles ont d’énormes difficultés pour accéder aux ressources naturelles et sont touchées par la perte de biodiversité, car en période de soudure, elles pouvaient compter auparavant sur les produits issus de la collecte d’espèces sauvages.
Pourtant, les perspectives de genre sont souvent abordées de manière secondaire dans les projets de développement et non comme un élément clef à l’échelle de la famille paysanne 1.
Le mouvement paysan international Via Campesina estime même qu’«il n’y aura pas de souveraineté alimentaire sans féminisme». Il a instauré en son sein dès sa création en 1993 une Assemblée des femmes comme espace de dialogue, de renforcement du leadership féminin et de revendication, et a inscrit le 8 mars (Journée de la femme) comme journée d’action au même titre que le 17 avril (Journée des luttes paysannes) et le 16 octobre (Journée de l’alimentation).
Pour éclairer ces constats, voici deux exemples qui nous ont semblé prendre en compte de façon remarquable les aspects féminins et masculins à l’échelle de la famille paysanne, en valorisant leurs complémentarités.
Expériences de terrain
I. Egalité par la diversité semencière
L’Association sénégalaise des producteurs de semences paysannes (ASPSP) a mis au coeur de sa stratégie la valorisation du rôle des femmes dans la sélection, la production et la conservation des semences. « C’est par la semence qu’on peut rétablir plus d’égalité entre hommes et femmes, affirme Alihou Ndiaye, coordinateur d’ASPSP. C’est la reconnaissance de ce rôle non négligeable, extraordinaire de la femme, qui est la gardienne des semences depuis des millénaires ».

L’organisation a mis sur place un dispositif pour aider les femmes à construire leur leadership, à renforcer leur autonomie semencière et à régénérer la biodiversité cultivée et non cultivée. La sauvegarde par les femmes est très importante face aux lois semencières impulsées notamment par  la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) et le Comité permanent inter-États de lutte contre la sécheresse dans le Sahel (CILSS), qui menacent le droit d’utilisation des semences paysannes et véhiculent le préjugé selon lequel ces dernières seraient inadaptées aux changements climatiques. ASPSP s’associe à des organismes de recherche participative et appuie les femmes, car ce sont elles qui portent le plaidoyer contre la privatisation des semences.

Au Conseil d’administration de la faîtière, chaque organisation membre doit avoir une représentation femmes-hommes équitable ; la parité est aussi de mise dans les délégations participant aux foires d’échange de semences et de savoirs. Les hommes leader d’ASPSP participent en outre à toutes les formations genre.

Ces sessions de formation sur le genre font partie intégrante du cursus en agroécologie. La formation permet aux participants d’analyser leurs pratiques et leur emploi du temps à la ferme en tant qu’homme ou femme. Elle offre une perspective à travers laquelle les valeurs et les attitudes peuvent être confirmées ou modifiées. Par le biais de cette formation, la participation des femmes aux champs-écoles paysans a été renforcée.

Les formations ancrées dans le savoir paysan endogène sont un facteur de réussite car elles redonnent aux femmes rurales une confiance dans leurs pratiques, leurs savoirs, leur capacité à expérimenter et à évaluer (qualité de leurs semences, de leur compost, du séchage de leur récolte, etc.). En Casamance, au Sud du Sénégal, les femmes de 21 groupements ont reçu une telle formation d’ASPSP ; elles ont réalisé elles-mêmes l’inventaire de la biodiversité locale et de leur patrimoine culinaire, avant de disséminer à leur tour les apprentissages au sein de leur groupement. Cette dynamique contribue à construire une véritable expertise des femmes dans la gestion de la biodiversité, élément important dans le plaidoyer pour une recherche paysanne.

ASPSP a intégré avec succès la vidéo communautaire comme outil de renforcement des femmes rurales. «Cela a permis de passer une étape dans la diffusion des savoirs endogènes, dans la création d’une vision paysanne propre ainsi que dans le renforcement des capacités des acteurs de la foire 2 à communiquer les succès ou échecs de leurs expérimentations», explique Alihou Ndiaye. Pour cela, ASPSP s’est inspiré de l’expérience indienne de la Deccan Development Society, qui a introduit la vidéo communautaire en milieu paysan. Les petits films sont projetés lors de rencontres villageoises et débattus par les animatrices. Une base de données de vidéo est ensuite constituée pour être mises à disposition des animatrices.

Ces expériences ont surtout été développées en Casamance et seront consolidées dans le Nord et le centre du pays avec le soutien du syndicat paysan suisse Uniterre.
II. Sécurisation foncière pour les femmes au Mali
«Attention à ne pas tomber dans le piège de la privatisation des terres au nom de l’égalité hommes/femmes ou pour les jeunes», avertit Chantal Jacovetti, responsable de la question des terres à la CNOP-Mali (Coordination nationale des organisations paysannes), membre de la CMAT (Convergence malienne contre l’accaparement des terres). «En effet de nombreuses ONG, parce qu’il faut absolument intégrer le genre et que c’est comme ça qu’il y a plus de chances d’avoir de l’argent, mettent en place des projets au nom des femmes pour qu’elles aient de quoi acheter de la terre (donation, prêts, endettement). C’est nier toute la culture malienne et la fonction sociale de la terre. C’est ouvrir une brèche malsaine à la privatisation et à la marchandisation des terres, alors que les communautés aspirent à faire respecter et appliquer les droits fonciers collectifs sur leurs terres ancestrales pour l’avenir de leur enfants et petits-enfants. Il ne faut pas se tromper de combat !»
La CMAT prône la création d’espaces de dialogue sur les droits d’usage de terres, en particulier pour les femmes. Le problème de fond pour les femmes ne porte pas sur l’accès au foncier mais sur la maîtrise durable des terres qu’elles cultivent, ainsi que sur l’autonomie dans les pratiques de production, dans la commercialisation et dans la gestion des fruits de leur travail. Dès que les activités des femmes prennent de l’essor, la terre ou les revenus de la terre sont souvent repris, confisqués.
Du côté des jeunes filles, il est temps aussi qu’elles puissent avoir une activité agricole garantie pour éviter qu’elles ne partent systématiquement en ville ou n’y soient envoyées par leur famille. Pour cela, les échanges sont nombreux entre la CMAT et les communautés ainsi qu’avec les autorités traditionnelles. En effet, ce changement ne se fera qu’avec l’accord des communautés. L’égalité entre hommes et femmes existe dans de nombreux textes de lois, à commencer par la Constitution malienne et tous les traités internationaux ratifiés par la Mali, mais elle n’a jamais été appliquée.

La Convergence des femmes rurales pour la souveraineté alimentaire au Mali (COFERSA) a mis en place quant à elle des plantations d’arbres pour sécuriser les terres agricoles des femmes comme alternative au titre foncier individuel. La COFERSA a notamment misé sur le karité et le néré, deux essences traditionnellement protégées par les femmes. Elle soutient aussi des petits investissements (construction des cases de semences et de formation).
Les femmes ont réussi à négocier des terres collectives par des conventions écrites avec les chefs de villages et les chefs terriens (plus de 30 hectares pour 10 coopératives membres).
Enseignements
L’expérience d’ASPSP montre que le renforcement des capacités des femmes est le meilleur moyen pour mobiliser les communautés autour des semences locales et de la biodiversité. C’est l’aboutissement de ce travail qui a permis à ASPSP de mettre la femme rurale à l’honneur de la cinquième édition de la Foire ouest-africaine des semences paysannes en mars 2016. Les femmes ont animé de bout en bout la foire qui avait pour thème «Femme, semences paysannes et nutrition». Elles ont eu assez de confiance pour convaincre les hommes de la valeur des pratiques transmises de génération en génération par leurs grand-mères.

Aujourd’hui, au Sénégal, les femmes n’en sont plus à réclamer timidement des terres au sein de la famille ; elles ont souvent reçu des terres de leur mari et de leur village et sont impliquées dans les collectivités locales (présidentes de conseil rural, députées), comme cheffes de quartiers ou cheffes de villages.

La reconnaissance par les hommes de la valeur des femmes dans la production agricole doit encore être améliorée et les projets de développement ont un rôle à jouer à ce niveau.
Afin de favoriser un réel changement social, les projets de développement devraient mettre en avant les complémentarités et la co-responsabilisation des hommes et des femmes, plutôt que de cibler systématiquement les groupements féminins.